Gérer la Discontinuité

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La Discontinuité

« Je ne sais pas qui je serai demain matin. »

Vu·e de l’extérieur, Kali est très discontinu·e. Changements d’humeur et d’attitudes, changements d’envies, inconstances créatives, modifications des réactions à des situations similaires, pertes de mémoire occasionnelle à court terme, pertes et reprises de modalités relationnels sans raisons apparentes… C’est comme si Kali n’avait aucune continuité. C’est comme si plusieurs personnes différentes tentaient chaque jour de se faire passer pour Kali, parfois sans concertation.

C’est pas facile à vivre quand on fait partie de son entourage. C’est pas facile à vivre non-plus quand on est l’un·e des Kalis et qu’on ne se souvient plus tout à fait de ce que les autres Kalis ont fait et dit la veille.

Prends ton idée, ton envie, ton impulsion
prends-la et amène-la aussi loin que tu le peux
avant que le temps ne te rattrape
pour que quelqu’un d’autre
plus tard
puisse la reprendre à nouveau
et l’amener plus loin encore.

Être discontinu·e
c’est se réveiller chaque matin archéologue
et s’endormir chaque soir pionnièr·e.

Créer une Forme de Continuité

Je peux m’efforcer d’être Kali. Je peux prendre des notes sur ce rôle et lire les notes que les autres acteur·ices ont prises. Je peux utiliser tous les outils de communication asynchrone pour créer de la continuité : noter les engagements que je prends, lire les engagements que les autres ont pris, et les respecter. (Engagements chronologiques – tenir un calendrier –, mais aussi relationnels – être ami·e avec les ami·es des autres moi.) Je peux regarder le travail que les autres ont commencé, et essayer de le continuer. Ranger cette chambre que je partage ; entretenir cette maison qui nous héberge ; trier ces pensées qui nous habitent.

Je peux demander de l’aide à l’extérieur. Je peux demander à ce qu’on me (ré)explique, qu’on me (re)donne le contexte, l’historique, y compris sur ce que « moi » j’ai fait. Si les personnes autour de moi / autour de nous sont informées, compréhensives, patientes, elles peuvent me donner notre contexte ; m’aider à accéder aux autres moi par l’extérieur.

Je peux demander de l’aide à l’intérieur. Je peux demander à mes co-alters d’utiliser les outils de communication, de prendre des notes et de les rendre visibles par nous toustes. S’iels ne dorment pas trop profondément, je peux leur demander leurs souvenirs, parfois discuter, me laisser guider, voire laisser la place. Si en interne nous sommes bienveillant·es les un·es avec les autres, disposé·es à nous entre-aider, en acceptant nos différences, nos unicités, malgré nos irréconciliables, nous pouvons former une chaîne solide à partir de ce tas d’anneaux disparates. Ce ne sera pas la continuité lisse d’une personne singlet (= non-plural), mais ce sera « une forme » de continuité.

Centraliser

Keyring. L’anneau qui porte les clefs. Il suffit d’attraper l’anneau pour avoir accès à toutes les clefs. C’est la méthode que nous employons, tant bien que mal. C’est un outil, et comme pour les outils de communication interne, il n’est pas adapté à tous les systèmes, à toutes les organisations. Ceci est un témoignage.

Nous avons une notion de « keyring », de « racine ». C’est une organisation centralisée, empruntée à l’informatique. (Elle a ses défauts, notamment celui, comme toutes méthodes de centralisation, de créer un point de grande vulnérabilité pour l’ensemble du système. Mais pour un système plural, et non informatique, elle a ses mérites, dans l’optique de créer une forme de continuité.)

Le problème est que, sans continuité, chaque alter suit sa propre organisation (ou absence d’organisation). Il n’est pas impossible de fonctionner comme ça : chaque alter s’y retrouve ; il peut y avoir celle qui tient assidûment son journal, mais que personne d’autre ne pense à lire, ni à poursuivre en son absence (ni n’a conscience de son existence) ; celui qui organise méthodiquement ses fichiers numériques, mais personne d’autre ne s’y retrouve (voire ne se souvient de ce qu’ils contiennent) ; ciel qui improvise tout au dernier moment et qui n’a besoin de rien, mais qui ne prévient personne, et oubli les engagements des autres (qui ont pourtant tout écrit dans l’agenda qu’iel ne lit pas).

La centralisation, c’est donner un seul point commun à tout le monde. Une racine commune, à partir de laquelle construire nos organisations éclectiques. Un anneau qui rassemble toutes nos clefs, chaque clef donnant accès à chacune d’entre nous.

Pour notre système, c’est notre « master-file » : un « journal intime thématique, non-chronologique » (déjà évoqué dans Communication Interne). Il contient la cartographie de notre système (la liste de toustes les alters connu·es), l’ensemble de ce que nous sommes (identités de genre, neuroatypies, etc), notre historique (les différentes périodes de notre vie partagée, qui n’ont pas été vécues par nous toustes), les personnes de notre entourage, présent et passé, etc. En cas de perte de mémoire, ou d’émergence d’un·e nouvel·le alter qui n’aurait accès à aucune autre d’entre nous, tout est là. C’est aussi ce fichier qui porte (s’efforce de porter) la liste de tous les autres anneaux qui portent d’autres clefs : « [R] range tous ses projets créatifs sur Gard3n, un par page » ; « [G] note toutes ses idées sur des post-it autour du bureau » ; « [T] prend des photos et des selfies (c’est pas du texte, mais c’est tout son historique) » ; etc.

Mais pour que ça fonctionne vraiment, il faut que toustes les alters aient accès à ce porte-clef central, puissent le consulter, et puissent y apporter leurs propres clefs. C’est aussi le travail de certain·es d’entre nous de débusquer les morceaux oubliés (« quelqu’un a fait des dessins, au collège ; c’est rangé dans une chemise, dans l’étagère sous le bureau »), et de les relier au porte-clef central. Il ne s’agit pas nécessairement de tout adapter à une nouvelle classification ; ce serrait détruire la classification spécifique (ou absence de classification volontaire / méthode alternative) de l’alter qui avait créé cet espace de rangement. Il y a une fausse comptine en informatique qui dit « 1 337 standards ; je vais créer un standard pour tous les unifier. 1 338 standards… » Le secret est de ne pas essayer d’unifier et de faire du retrofitting permanent, mais de documenter chaque méthode, chaque modalité d’organisation, chaque cachette aux trésors.

Bref. Il y aurait de quoi faire un article entier sur l’auto-archéologie dans un système plural.

Accepter la Discontinuité

Comment gérer la discontinuité ? Et pourquoi ne pas l’accepter ?

« Carpe Diem. »

C’est affreusement bête à dire, « profiter de chaque instant », mais comment ne pas commencer par ça, quand le but est d’accepter ? Profiter de ce qui est là au moment où c’est là. (Je dis ça, mais j’en suis à peine capable. C’est aussi à moi que j’écris tout ça. À moi et mes autres. Je devrais dire « s’efforcer de profiter ». Faire preuve de philosophie, et ne pas lutter contre ce contre quoi on ne peut pas lutter. Facile à dire.)

En interne, c’est aussi s’accepter en tant qu’alter. Accepter sa propre présence, même lorsqu’elle n’est pas adaptée à l’extérieur. Ne pas se forcer à prétendre être, ni aller chercher un·e autre alter qui serrait mieux adaptée à ce que l’extérieur demande. « Je ne suis pas [R] ; je ne suis pas capable de faire ce qui lui est facile. » « Je ne suis pas [E] ; je ne suis pas celle qui a la finesse et la sensibilité pour recevoir ça. » « Je ne suis pas [T] ; je n’ai pas la capacité de mobiliser de l’enthousiasme pour cette activité qui lui aurait pourtant fait plaisir ; ce n’est pas à moi que ceci plaît. » Ne pas s’obliger à être Kali.

Accepter la discontinuité passe nécessairement par profiter pleinement des éléments pour ce qu’ils sont. « Aujourd’hui, c’est moi qui suis devant, et si je n’ai pas l’obligation de prétendre être lea même qu’hier, j’ai très envie de faire… ça. » Accepter qu’on fait partie de ce système, qu’on y a notre place, qu’on l’enrichit par notre simple existence. Accepter qu’on a le droit d’exister, même si c’est pour une seule journée. Accepter chaque facette pour ce qu’elle a d’unique. Accepter d’être une facette et d’être quelque chose d’unique.

Accepter l’immédiateté. Faire accepter l’immédiateté. Demain il sera trop tard. Réellement trop tard. On nous a souvent inculqué les vertus de la patience ; « va te coucher, tu finiras ça demain ». C’est parfois pertinent. Mais parfois, ce n’est pas juste « je veux pas aller dormir », c’est réellement « je ne sais pas qui je serai demain matin ». Accepter l’immédiateté, laisser les alters spontané·es faire les choses spontanément : les laisser / se laisser décider, faire, et aller jusqu’au bout de son idée, de son intention, immédiatement, parce qu’il se pourrait que demain ce soit trop tard. Cueillir le jour ; Carpe Diem au katana.

Participer à une Mosaïque

En comprenant la discontinuité, ses raisons, ses conséquences, ses formes ; en utilisant les outils qui permettent de créer malgré tout une forme de continuité ; en acceptant la discontinuité fondamentale et la place unique que chacun·e d’entre nous a le droit d’occuper dans ce système… nous formons une mosaïque. Nous n’avons pas la prétention de former une image lisse, continue, harmonieuse. Kali est une mosaïque ; la juxtaposition (pas la simple somme) de chacun·e d’entre nous ; la juxtaposition, parfois inégale, parfois incomplète, d’un ensemble de fragments uniques. Kali n’est que l’illusion que forme cette juxtaposition.

Il se peut que vous, qui lisez, connaissiez les grandes lignes de ce motif. Il se peut que vous connaissiez « Kali ». Mais il se peut que vous n’ayez qu’une vision d’ensemble, et que les détails vous surprennent ; il se peut au contraire que vous ne connaissiez qu’une facette, et que vous en découvriez d’autres qui soient radicalement différentes.

Il se peut que vous, qui lisez, soyez l’un·e des alters d’un système. Voici la manière dont mon système fonctionne, la manière dont j’y participe, la manière dont il m’entoure.

Il se peut que vous, qui lisez, plural ou singlet, soyez une illusion formée d’une juxtaposition de choses qui semblent irréconciliables. Sachez que vous n’êtes pas obligé·e(s) d’en choisir une seule, et de n’être qu’une seule chose, pour toujours.